Aux 24 Heures du Mans, il n’y a pas que les marques et les pilotes qui sont sujets à des records. Depuis plus de cent ans, tous les acteurs du double tour d’horloge se soumettent à son prestige et à sa difficulté ; les meilleurs d’entre eux parviennent à s’inscrire durablement dans l’histoire par le biais de la course. C’est le cas de Michelin, grande entreprise française, qui a un record bien particulier dans le viseur.
Bibendum a encore faim
Au Mans, les pneus jouent un rôle primordial. Comme dans tous les autres sports mécaniques, ils assurent performance et sécurité, mais en plus, doivent se comporter parfaitement pendant de longues heures durant. Chaque année, les ingénieurs des plus grandes manufactures pneumatiques tentent d’améliorer les gommes, pour qu’elles tiennent toujours plus longtemps, et si possible, de rendre cette industrie durable.
Pendant un siècle, les plus grandes entreprises se sont essayées aux 24 Heures, et l’on compte huit marques de pneus victorieuses en 91 éditions. Pendant longtemps, on pensait le record de Dunlop (34 succès jusqu’en 1991 avec Mazda) absolument intouchable, mais depuis 1998, Michelin a – presque – rattrapé son retard en triomphant de toutes les classiques mancelles, soit 26 victoires consécutives. Cette saison, Bibendum équipe de nouveau la classe Hypercar pour le Championnat du monde d’endurance FIA WEC, et donc, part large favori pour les 24 Heures.
Si l’on met tout bout à bout, cela donne 32 victoires pour Michelin, contre 34 pour Dunlop, un record qui tient depuis 33 ans est donc en passe d’être égalé puis battu dans les années à venir !
La Ferrari 499P, comme toutes les autres Hypercar, était chaussée en Michelin Pilot Sport Hypercar lors des 24 Heures du Mans 2023.
Chronologie d’une « course dans la course »
Aussi fou que cela puisse paraître, Michelin a remporté l’édition d’inauguration des 24 Heures du Mans ainsi que la dernière en date, à l’heure où ces lignes sont écrites. C’est bien elle qui équipait la Chenard & Walcker Sport en 1923, soit la voiture unanimement considérée comme la première à triompher de la rude épreuve mancelle.
Les années 1920 et 1930 sont partagées par deux autres manufactures de premier plan. D’un côté, Dunlop, donc, né en Angleterre en 1888, et créatrice du pneumatique gonflable moderne. De l’autre, Englebert, entreprise belge réputée depuis la fin du XIXe siècle également. Les Britanniques ont l’avantage, puisque les fameux Bentley Boys, vainqueurs en 1924, puis de 1927 à 1930, faisaient confiance aux Dunlop. Ceci permet à la firme d’acquérir, très tôt, un statut particulier au Mans.
Dès la première édition, elle fait ériger une passerelle pour permettre aux spectateurs de franchir la piste en toute sécurité. Cette dernière prend la forme d’un pneu Dunlop. Si elle a beaucoup évolué au cours du temps – notamment jusqu’à son changement de position final en 1965, elle devient un passage mythique du circuit, l’un de ses endroits « carte postale ». C’est un artefact absolument incontournable pour tout passionné. Aujourd’hui, la première courbe du Circuit des 24 Heures du Mans et la chicane qui suit portent le nom du précurseur John Boyd Dunlop.
Pour la première édition, Michelin équipait dix voitures, contre six pour Dunlop, et quinze pour Englebert. Une était chaussée par... Rapson, marque aujourd'hui disparue. Ici le trio de Chenard avec le modèle Sport #9 victorieux.
Born in the USA
Michelin ne gagne plus au Mans entre 1923 et 1978, mais contribue massivement à la réputation innovante du double tour d’horloge. En 1951, les Français sont les premiers à y essayer le pneu radial, sur une Lancia Aurelia B20 GT. Puis, en 1967, une Alpine A210 est équipée de pneus lisses Michelin, ou slicks dans le langage courant. C’est une première. Entre-temps, d’autres s’imposent plus succinctement. Englebert continue son petit bonhomme de chemin, tout comme l’ogre allemand Continental, vainqueur avec Mercedes-Benz en 1952. Puis, l’Italien Pirelli, sur le toit du monde avec Ferrari en 1954, et les Britanniques d’Avon, marque de premier choix aujourd’hui sur le déclin qui a aidé la victoire d’Aston Martin en 1959.
Peu après, la multinationale clermontoise et Dunlop surveillent l’ascension d’un monstre venu d’outre-Atlantique : Goodyear. Le géant, fondé en 1898, est déjà largement respecté pour ses innovations au début du XXe siècle, mais passe dans une autre dimension à l’aube des années 1960. Une Ferrari est la première à triompher équipée de ces gommes en 1965, soit le premier de 14 succès jusqu’en 1997 sur une TWR-Porsche. Dans le même temps, Firestone, autre marque du pays de l’Oncle Sam, fait irruption sur la plus grande scène mondiale, et s’impose à trois reprises entre 1968 et 1971.
En 1980, pour l'une des plus grandes victoires de l'histoire, Jean Rondeau équipe ses M379B de Goodyear, face aux Porsche d'usine en Dunlop. Il triomphe sur un modèle de sa conception, aux côtés de Jean-Pierre Jaussaud.
La légende continue
Au fil du temps, Dunlop et Michelin évoluent, se battent en piste, et se démarquent assez largement des autres manufacturiers de renom. En 2003, une nouvelle secoue l’économie pneumatique mondiale ; Goodyear rachète Dunlop. La transition, aux 24 Heures du Mans, met longtemps à se faire, mais en 2020, les Américains deviennent manufacturier unique en LMP2, alors que la classe était auparavant équipée de Dunlop et Michelin. En 2024, Goodyear sera également le seul à chausser la toute nouvelle catégorie LMGT3, et renforce ainsi son influence dans le monde de l’endurance.
Cela peut se voir sur le circuit ; en 2021, l’iconique tribune Dunlop jaune placée à l’extérieur de la chicane du même nom change pour le bleu Goodyear. Une autre, dans la ligne droite des stands – celle du Club des Pilotes – subit le même sort, mais la passerelle, elle, reste estampillée Dunlop. Depuis quelques années, le public peut apprécier la vue du fameux Goodyear Blimp, un dirigeable aux couleurs de la marque qui avait flotté dans le ciel manceau pour la première fois en 1972, et qui a fait son grand retour en 2020.
Il plane dans le ciel sarthois, et rappelle à tout le monde la beauté des dirigeables aujourd'hui en voie d'extinction.
Alexis GOURE (ACO)
Michelin a aussi sa part de légende sur le tracé. En 2013, le Bibendum, d’ailleurs manufacturier unique de la catégorie Hypercar depuis 2021, érige une tour de classement au bout des stands. Très appréciée du public pour sa lisibilité, elle permet de se renseigner sur l’évolution des positions à tout instant.
Dans l’histoire des 24 Heures comme dans l’enceinte du circuit, les pneus sont partout. Une chose est sûre ; peu importe l’évolution des règlements, ces marques produiront toujours le seul élément de contact entre la piste et les voitures, aussi développées qu’elles soient !